Apprendre le chinois, ou l’attraction d’une langue distante
par Joël Bellassen
« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre. » On a beaucoup cité en ce printemps 2020 cette pensée du philosophe Pascal, soulignant combien l’être humain éprouve une difficulté à accepter sa condition, et cherche pour cela à se « divertir », c’est-à-dire à se détourner de l’essentiel. Avec une telle approche des choses, reconnaissons qu’il serait particulièrement ardu de se lancer sur le long chemin de l’apprentissage du chinois.
Il se trouve que le même Pascal fit aussi cette observation : « La Chine obscurcit, mais il y a une clarté à trouver ; cherchez-la. » De là à entrevoir une contradiction entre ces deux « Pensées », il n’y a qu’un pas, que nous nous proposons de franchir.
Chercher la clarté au-delà de l’obscurité de la Chine et du chinois suppose précisément d’accepter de se décentrer, comme ce fut le cas depuis les premiers sinologues jusqu’à aujourd’hui, où le nombre d’apprenants en chinois ne cesse de croître, que ce soit en France, aux États-Unis, en Afrique ou en Australie.
La question se pose alors de savoir quelles sont les dispositions permettant d’aborder l’apprentissage de cette langue dans les meilleures conditions…
Au commencement, la motivation intérieure
De tous ceux qui en France se sont engagés dans l’apprentissage du chinois, depuis les Jésuites sinologues au XVIIe siècle jusqu’aux collégiens d’aujourd’hui, nous posons ici que leur motivation profonde pourrait se formuler ainsi : j’ai fait du chinois pour aller voir ailleurs si j’y étais ! Une façon de dire que, parmi tous les ressorts de motivation intérieure dans les études, il en est quelques-uns qui favorisent l’accès au chinois : la quête d’altérité, le goût du dépaysement culturel et linguistique, le goût du défi, en l’occurrence celui de se confronter à une écriture hors normes.
La singularité manifeste du chinois réside dans son écriture, non alphabétique, qui n’analyse pas les sons, faite de milliers de signes qui sont pour la plupart des unités qui diffusent du sens : il y aura donc le signe du « feu », de la « femme », du « printemps », etc.
Les premiers pas dans l’apprentissage du chinois génèrent chez bon nombre d’apprenants un réflexe paradoxal : ayant appris cinq caractères, ils tentent de les repérer au sein d’un journal chinois, soit au sein de l’océan des trois à quatre milliers de caractères qui le composent. Or, après avoir passé à un certain temps à les débusquer, au lieu d’en concevoir un certain découragement, c’est au contraire une forte satisfaction qui les anime !
Le goût du défi, c’est ce qui motiva celui qui deviendra le premier titulaire d’une chaire de professeur de chinois dans le monde, le français Abel Rémusat : à 18 ans, passionné d’herbiers, il découvre par hasard un herbier chinois dont il ne comprend pas un traître mot et décide ce jour-là de relever le défi : un jour, il pourra lire cet herbier. Et il se met à apprendre seul le chinois. Quelques années plus tard, en 1814, il est nommé professeur de langue chinoise au Collège de France et dans le monde.
Plus d’un apprenant de chinois s’étant lancé dans l’apprentissage du chinois a formulé les raisons de son « engagement » dans cette langue et cette écriture de la façon suivante, singulièrement paradoxale : « j’ai voulu apprendre cette langue… parce que son apprentissage est sans fin ! » Et pour cause, apprendre à lire est une fin en soi, elle-même infinie, puisqu’il y aura toujours des caractères que l’on ne connaît pas, toujours de nouveaux visages à mettre en mémoire… Le chinois, quête d’infini…
Enfin, l’attraction exercée par le chinois tient à la logique propre de l’écriture : une logique ludique en un certain sens, puisque sollicitant le visuel, l’assemblage, le puzzle. Jugeons plutôt : le caractère 种zhòng « planter » résulte de l’association du composant 禾 « céréale » et du composant 中« milieu » ; le caractère 秋qiū, « automne », est fait du composant 禾 « céréale » associé au composant 火« feu ». Le composant 禾 « céréale » associé au composant 子« enfant » formera le caractère季jì signifiant « saison » ou « jeune frère ».
S’ajoute à cette dimension de puzzle visuel le fait que les mots en chinois moderne sont en grande majorité une association de plusieurs caractères, et donc d’unités de sens : les caractères « char » et « feu » se combinent pour dire « train », le mot « avion » résulte de la combinaison de « machine » et de « voler », le mot « ordinateur » de « cerveau » et de « éclair, électrique », etc.
Forte présence d’informations visuelles, combinatoire omniprésente, de là à trouver là les raisons expliquant que de nombreux apprenants à profil plutôt scientifique se sentent en terrain favorable dans le chinois, voire prennent leur revanche par rapport à l’apprentissage d’autres langues, il n’y a qu’un pas…
Une langue à deux entrées…
Les caractères chinois étant autant de visages « puzzles » qui ne disent pas leur nom et sur lesquels il faudra associer arbitrairement le son d’une syllabe associée à un ton, la reconnaissance visuelle est considérablement sollicitée.
La singularité forte du chinois réside dans le fait que, pour un apprenant débutant, cette langue se présente comme clivée, comme un ensemble en état de partition, un double savoir ou un savoir à double entrée : d’une part, la langue telle qu’elle se parle et s’entend, marquée par cette forte originalité que sont les tons (à ne pas confondre avec l’intonation, présente, elle, dans toutes les langues), et sollicitant de ce fait la capacité d’imitation auditive et la mémoire mélodique, et d’autre part la dimension graphique de la langue telle qu’elle se lit ou s’écrit.
De plus en plus d’apprenants s’orientent vers l’objectif de la maîtrise du chinois parlé, en « faisant l’impasse » sur la face graphique du chinois : ils atteindront dans nombre de cas un niveau de communication orale satisfaisant. Ils seront aidés en cela par le fait que le chinois est une langue invariable, qui ignore la modification de forme des mots en fonction du nombre, du genre, du temps : on n’y trouve pas de singulier ou pluriel, de masculin ou de féminin, ni de conjugaisons.
Contrairement aux autres langues couramment enseignées, où l’écriture alphabétique n’est que le calque de l’oral, les apprenants qui auront fait le choix d’aborder l’escalade du chinois par la face du seul oral allégeront la charge d’apprentissage du chinois de moitié. Il reste qu’ils seront s’agissant de l’écrit des analphabètes : ils sauront dire « canard laqué », mais seront incapables de retrouver et lire les deux caractères correspondants dans la carte du restaurant.
À l’inverse, d’autres apprenants font le choix d’apprendre le chinois en empruntant l’entrée écrite et graphique et gardent les plus grandes distances avec l’oral. Si ce choix est minoritaire, qu’il soit possible est en soi hautement révélateur de l’originalité du chinois.
Le cas général est bien sûr celui de ceux qui apprennent le chinois sous ses deux faces : l’oral et l’écrit, étant entendu que dans le cas du chinois, l’écrit signifie certes rédiger ou lire, mais aussi maîtriser la sinographie, à savoir ces connaissances et compétences graphiques permettant de reconnaître et d’écrire cette écriture non alphabétique.
Autant dire que, quand le parcours d’apprentissage de l’anglais ou de l’espagnol s’apparente à un seul chemin, certes avec ses bosses et ses sinuosités, celui du chinois consisterait, notamment au début, certes à avancer, mais en avançant en faisant le va-et-vient entre la rive gauche et la rive droite d’une rivière, la rive orale du chinois et la rive sinographique. Dit encore autrement, là où dans les autres langues il y a les compétences orales et écrites, il y a en chinois les compétences orales, écrites et graphiques.
Dès le début, la croisée des chemins…
Aborder l’apprentissage d’une langue revient généralement à s’orienter vers le choix d’une méthode, d’un manuel. Et c’est là que le chinois expose à un problème que l’on n’attendait pas. À la différence des autres langues, où les méthodes portent peu ou prou le même regard sur la langue qu’elles doivent transmettre, l’enseignement du chinois est traversé par une divergence fondamentale entre deux approches.
La première pose d’emblée l’idée selon laquelle l’enseignement du chinois rebat totalement les cartes et se doit de se démarquer sensiblement de ce qui se fait en anglais, français ou espagnol. L’autre traite le chinois comme s’il s’agissait in fine d’une langue comme les autres, accroissant ainsi la difficulté de son apprentissage.
Le boom des cours de chinois, reportage à Paris en 2013 (Paula Pinto Gomes, La Croix).
La première approche prend acte de la réalité de cette langue, avec son clivage entre langue et écriture, veillant ainsi à respecter la fréquence des mots que l’on dit, mais également celle des caractères qui servent à les écrire, ou encore en veillant à ne pas « charger la barque » en matière de vocabulaire pour être « authentique » à tout prix, car chaque mot nouveau pourra entraîner une surcharge d’apprentissage d’un voire deux nous caractères supplémentaires. Bref, il s’agit d’appliquer le principe d’économie (le moins pour faire le plus) au chinois.
L’autre option, hélas majoritaire puisque adoptée par la Chine contemporaine dans ses manuels de chinois langue étrangère, pousse le déni de son écriture jusqu’à ne pas donner la signification des caractères composant un mot, alors que ceux-ci sont bel et bien des unités de sens !
À titre d’exemple, le mot « zhongguo » y sera présenté comme un bloc indécomposable signifiant Chine, sans indiquer que les deux caractères pourtant distincts qui le composent signifient respectivement « milieu » et « pays » pour désigner le Pays du Milieu ! Last but not least, les caractères sont dans le cadre de cette option traités comme un ensemble de traits, au mépris des règles de stratégie de mémorisation.
« Le chinois, langue difficile »
Cette affirmation est le lieu de stéréotypes, de poncifs, de simplifications. Comme cela est souvent le cas, la question est au moins aussi importante que la réponse. Le chinois est-il difficile ? Les autres langues sont-elles « faciles » ? Une langue ou une discipline donnée revêt-elle le même degré de difficulté pour tout le monde ? La « facilité » est-elle une notion objective, subjective ou les deux à la fois ?
De fait, bon nombre d’apprenants en chinois ne placent pas le chinois au plus haut degré de difficulté des matières étudiées. L’apprentissage du français, de l’allemand, du russe, de l’allemand ou du turc ne passe pas pour une partie de plaisir. Quant à l’anglais, langue omniprésente et apprise dès le jeune âge par la quasi-totalité des Français, si selon une enquête menée en 2014, le pourcentage des cadres qui ne se sentent pas armés pour passer un entretien d’embauche en anglais est de 86 % ( !), c’est que l’anglais ne doit pas être une langue des plus « faciles »…
Il nous semble plus pertinent d’aborder les choses sous un tout autre angle : apprendre une langue est d’une part à rapporter à un individu donné, à ses dispositions personnelles, sa motivation, sa langue maternelle, et d’autre part à la notion de distance : certaines langues nous sont proches, et d’autres distantes.
Dire d’une langue, et c’est incontestablement le cas du chinois, qu’elle est distante ne revient pas à dire qu’elle est « difficile ». Dire d’une langue qu’elle est proche, et c’est le cas de l’anglais, ne revient pas à dire qu’elle est nécessairement « facile ».
Alors, le chinois ? Langue distante de par son écriture logographique, faite d’unités de sens, distante de par sa grammaire, qui ignore la variabilité des mots (point de masculin-féminin, de singulier-pluriel, d’imparfait-présent-futur, de conjugaison, de par son goût pour la concision et la simple juxtaposition), distante de par un vocabulaire qui ne présentera pas de transparence par rapport à notre langue, distante enfin par les tons, au nombre de quatre, qui affectent la prononciation de chaque caractère-unité de sens (à l’oral, seule la mélodie tonale différenciera la prononciation du mot signifiant « poire », « marron » et « prune » !).
Langue assurément beaucoup plus longue à apprendre, si on souhaite apprendre à parler et à lire. Il y a une immersion linguistique, mais il n’y a pas d’immersion graphique : on peut vivre une vingtaine d’années en Chine et ne reconnaître à la fin du séjour qu’une dizaine de caractères chinois, quand les lectures courantes en comprennent 3 000 environ. Le chinois, langue distante, et donc riche de découvertes sur la longue marche de son apprentissage…
Joël Bellassen
Chercheur (PLIDAM-INALCO), inspecteur général honoraire de l’éducation nationale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)